Giochi dell'Oca e di percorso
(by Luigi Ciompi & Adrian Seville) |
"De l’education à la publicité" |
Autore: Girard&Quetel |
L’extraordinaire diffusion du jeu de l’oie, de la fin du XVIe siècle à l’apparition des jeux publicitaires de la fin du siècle dernier, est due pour l’essentiel à la nature éducative de ce jeu. Support d’une activité ludique, il associe plaisir et activité symbolique (grace à sa richesse iconograhique et à toutes ses évocations culturelles et idéologiques) dans le cadre de relations interindividuelles et sociales. Le jeu de l’oie inculque à l’enfant non seulement des dispositions morales, socialement et historiquement déterminées, mais il développe encore ses capacités cognitives et affectives. Éducatif au sens le plus large du terme, il est aussi didactique en permettant l’acquisition de connaissances variées. Les jeux de parcours historiés véhiculent l’image des valeurs légitimes que la société entend transmettre aux nouvelles générations. Le conten de ces estampes, à de rares exceptions près, est moralisant et bien pensant, bref du coté de l’ordre, de la tradition et de sa transmission. Le jeu, plus particulièrement le jeu d’argent, est cependant l’objet d’une condamnation permanente, rigoriste et religieuse, à la Renaissance comme au siècle des Lumières. Cette interdiction, tout comme l’antique anathème clérical jeté sur le pret à intéret, n’a guère d’efficacité, et sa répétition ne fait que confirmer l’acceptation sociale la plus large du jeu en général. Des attitudes plus nuancées existent aussi. Philippe Ariès (L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1973) note qu’avec un sentiment nouveau de l’enfant, s’allie "un souci auparavant inconnu de préserver sa moralité et aussi de l’éduquer, en lui interdisant les jeux désormais classés mauvais, en lui recommandant les jeux désormais reconnus bons".De fait, les règlements des collèges des Jésuites ou des Oratoriens bannissent formellement les jeux d’argent. Mais les bons Pères les tolèrent aussi, sous réserve d’une permission et que l’on ne joue que de petites sommes ou des enjeux de fantaisie. Est-il bon, est-il mauvais ce jeu de l’oie; est-il au-dessus de tout soupçon? Moralement irréprochable à ses origines, le jeu de l’oie l’est assurément, aussi le classerons-nous, lors de ce jugement dernier des jeux, dans , le camp de la vertu. Sans doute fut-il meme un précieux contre-feu face aux tentations du jeu vénal, socialement fort répandu aux XVIIe et XVIIIe siècles, meme parmi les très jeunes gens. Le facheux exemple des adultes étalait meme aux yeux des jeunes, car, passé la petite enfance, les jeux des uns et des autres se melaient quand ils n’étaient pas purement et simplement identiques. D’après Philippe Arlès, de nombreux jeux pratiqués en commun par les adultes et les enfants voient leur usage se restreindre de plus en plus au seul domaine enfantin, évolution qui s’achève au XIXe siècle. Amorcé dans les classes supérieures, ce processus s’étendrait ensuite avec un certain retard dans les couches populaires, où plus longtemps jeunes et adultes auront en commun les memes divertissements. Cette modification des pratiques ludiques, du haut vers le bas de l’échelle sociale, suit un cours identique dans les phénomènes d’acculturation touchant par exemple le vetement ou la cuisine. Les classes populaires adoptent (et adaptent, les remaniant souvent très profondément) des modes et des usages nés dans les groupes sociaux privilégiés. Rappelons ici la tradition d’une origine aristocratique du jeu de l’oie, exposée dans l’introduction du présent ouvrage. Par ce mouvement de vulgarisation, l’objet d’une acculturation sociale perd le caractère de classe qui était le sien à l’origine. Un tel phénomène a peut-etre affecté le jeu de l’oie. Un jeu, outre sa situation dans les rapports interclasses, s’insère dans les relations entre classes d’ages qui, dans les sociétés traditionnelles, ont un role culturel déterminant. La pratique de l’oie débutait probablement à un age fort tendre. Le jeune Louis XIII, dont les premières années sont connues par le menu grace au journal du médecin Héroard, joue vers six ans aux cartes éducatives, s’amuse "d’un livre de figures de la Bible, sa nourrice lui nomme les lettres, et il les connait toutes". Assurément une éducation princière ne saurait porter témoignage que des apprentissages de la haute aristocratie, et l’ on ne saurait étendre socialement les observations que l’on peut en faire. Quoi qu’il en soit, les milieux sociaux privilégiés du XVIIe siècle semblent proposer aux très jeunes enfants des jeux didactiques et rien ne s’oppose à ce qu’il en soit de meme pour les jeux de parcours. L’apprentissage des rudiments était d’ailleurs fort précoce aux XVIe et XVIIe siècles. Autour du jeu de l’oie (ou de tout autre jeu distractif et éducatif), se noue un rapport d’enfant à adulte, relation essentielle qui peut etre très riche. Les significations temporelles du jeu de l’oie, symbolique du cours de la vie humaine, trouvaient ainsi une correspondance dans le rapport affectif des générations. Aujourd’hui encore, le souvenir de parties jouées avec les parents, ou plus souvent les grands-parents, affleure spontanément à la mémoire des adultes qui pratiquèrent un jeu délaissé de nos jours. Les lentes modifications du sentiment de la famille, si pertinemment repérées par Philippe Ariès, ont sans doute favorisé la diffusion sociale de jeux à caractère familial. L’effacement progressif de la famille élargie (en admettant que celle-ci ait été si répandue qu’on l’a dit), le repli sur le couple parental, ses enfants et ses ascendants immédiats, ont créé un espace domestique et affectif, de nature véritablement privée, s’opposant aux riches et envahissantes relations collectives des sociétés traditionnelles (lignage, confréries, classes d’ages et associations de jeunesse...). Le jeu de l’oie, entre autres jeux et jouets, trouve sans doute son compte dans ces modifications des structures familiales sur la longue durée de trois siècles. Coincidence troublante, un historien américain, Richard A. Goldthwaite (voir: "The fiorentine palace as domestic architecture". American historical review. Vol. 77, 1972) identifie le précoce essor de cette privatisation de la vie familiale dans la bonne société toscane de la Renaissance, dans cette Florence qui est le lieu de naissance probable du jeu de l’oie! Au vrai, une coincidence n’est pas une preuve, tout au plus constitue-t-elle une présomption. Toutefois, cette conjonction entre l’évolution du sentiment de la famille en Toscane et l’essor du jeu de l’oie mérite d’ètre relevée. "Cette culture, nous révèle Richard Goldthwaite, est centrée sur les femmes et les enfants, avec un intérèt renouvelé pour l’éducation des enfants et une remarquable élévation du statut de la femme... Comment expliquer autrement la fascination, presque l’obsession, des enfants et de la relation mère-enfants, qui est peut-ètre le seul thème vraiment essentiel de la Renaissance, avec ses "putti", ses enfants et ses adolescents... " De la Renaissance à la révolution industrielle, le succès du jeu de l’oie et de ses variantes serait ainsi sous-tendu par la grande houle de la longue durée des évolutions psycho-sociales collectives. Philippe Ariès émet aussi l’hypothèse "qu’il existe un rapport entre la spécialisation en fonction du jouet et l’importance de la petite enfance dans le sentiment". De fait, jeux et jouets se multiplient du XVIIe au XIXe siècle, phénomène corrélatif d’une valorisation croissante de l’éducation, non seulement dans les couches supérieures de la société mais encore dans les milieux populaires. Sans doute n’est-il pas arbitraire de rapprocher ce succès des jeux et images éducatifs des progrès de l’alphabétisation des Français, du XVIe au XVIIIe siècle, avant toute intervention de la scolarisation obligatoire. Une volonté de savoir se diffuse dans la France du siècle des Lumières, mouvement collectif que traduit le nombre croissant de villages, de communautés d’habitants qui, par une démarche active, se dotent d’une école élémentaire et payent un maitre pour apprendre les rudiments aux petits-enfants. Touchée par une croissance démographique et économique sans précédent, la France du XVIIIe siècle s’engage sur la voie d’un progrès gros des soubresauts révolutionnaires de la fin du siècle. Dans cette société en marche, où un effort certain est fait dans le domaine de l’enseignement, la mobilité sociale augmente, favorisée par la possession d’une instruction, mème élémentaire. Parents et enfants, et surtout les parents pour les enfants, se projettent dans un avenir, attitude qui est collectivement moins répandue dans les sociétés traditionnelles à l’histoire immobile. Le recentrage sur la famille nucléaire renforce (ou mème crée) le role éducatif des parents. Les nombreux jeux pour apprendre à lire ne prolongeraient-ils pas à la maison l’usage scolaire de l’abécédaire? Est-il, en outre, d’acquisition plus essentielle pour l’avenir de l’enfant que celle de la lecture? Aux XVIIe et XVIIIe siècles les images occupent une place très importante dans le monde de l’enfance, que leur fonction soit éducative ou didactique. Un véritable enseignement par l’image est alors largement pratiqué, les Jésuites jouant en ce domaine un role novateur. Les jeux de l’oie participent pleinement de cet essor d’une éducation visuelle utilisant tableaux muraux, images de toute nature, cartes à jouer instructives, jeux de parcours, puzzles et livrets pour enfants. L’enseignement de la lecture, de la géographie, de l’histoire s’appuyait sur un ensemble d’aides pédagogiques imagés: "il est utile de faire connaitre aux écoliers les portraits des Rois de France et des hommes illustres. Il est bon qu’ils se divertissent à les regarder et à y avoir recours toutes les fois qu’on en parlera" (Pierre Nicole, De l’éducation d’un prince, Paris, 1670). Les jeux de l’Histoire de France, déjà décrits ici, illustrent bien ce role mnémotechnique et distractif de l’image. Cire molle que la pédagogie doit façonner, parfois rudement, l’enfant est bien l’objet d’une stratégie éducative par l’image. Celle-ci est par ailleurs utilisée dans les missions catholiques, si actives dans l’ouest de la France au XVIIe siècle, et où la parole missionnaire s’appuie sur l’imagerie religieuse. Bien avant l’ère de l’audio-visuel l’image met massivement ses pouvoirs au service de la transmission des valeurs et de l’acquis culturels. La rareté présente de ces objets graphiques ne doit pas nous tromper: le nombre de ceux que nous conservons est inversement proportionnel à la quantité d’exemplaires autrefois en circulation. La transmission à travers les siècles des objets de la vie quotidienne, et plus particulièrement de tout ce qui est de papier, est très aléatoire. Les enfants, aujourd’hui comme autrefois, ne font pas non plus un usage très précautionneux de leurs jeux et de leurs jouets. Tirés à des milliers d’exemplaires, voire à des dizaines de milliers, les jeux de parcours du XVIIe et du XVIIIe siècle sont rarissimes, et sans nul doute des éditions entières ont disparu à jamais. Objet attractif pour l’enfant, le jeu est l’accessoire nécessaire de méthodes éducatives moins répressives. La violence verbale et les chatiments corporels sont aux XVIIe et XVIIIe siècles de plus en plus critiqués, au moins en théorie. L’accent est mis chez les théoriciens de l’éducation (John Locke par exemple dont le traité De l’éducation des enfants fut traduit en français dès 1695, deux ans après sa parution à Londres) sur un système associant récompenses et gratifications, persuasion morale, autodiscipline et émulation. En outre, le jeu éducatif, et par conséquent le jeu de l’oie, pourrait etre indirectement et marginalement porté en avant par une évolution pédagogique plus ouverte aux activités culturelles et éducatives sortant du cours strictement scolaire. A nouveau l’on songe aux Jésuites, au théatre scolaire (que les familles venaient voir), au timide essor de l’éducation physique, aux distributions de livres pour les prix de fin d’année, en bref à l’ébauche d’une communauté éducative et de ce que nous appellerions aujourd’hui un tiers temps pédagogique. Enfin la lente montée de la demande sociale d’éducation fait des parents, à travers leur progéniture, des consommateurs de services et d’objets éducatifs. Un véritable marché se crée pour ces produits, dès le milieu du XVIIIe siècle et plus encore au siècle suivant. L’accroissement quantitatif des classes moyennes pendant la révolution industrielle n’est sans doute pas étranger à une telle évolution culturelle et commerciale. De 1750 à 1900, véritable age d’or du jouet, se multiplient les livres pour enfants, la littérature enfantine nait alors que les jeux d’oie connaissent leur apogée. Dès la fin du siècle dernier l’on mentionnait déjà l’obsolescence progressive du jeu de l’oie. Toute une production de jeux est ainsi spécialement fabriquée pour le public enfantin considéré désormais comme une cible commerciale. Le succès des jeux de parcours et de l’oie ne se dément pas malgré l’incessante création de nouveaux jeux. Redoutable concurrent, le puzzle serait apparu pour la première fois en Angleterre en 1762, inventé par un jeune et entreprenant libraire et marchand d’estampes, John Spilbury. Le premier, il eut l’idée de vendre en morceaux à assembler les traditionnelles cartes de géographie. Les jeux de parcours autres que celui de l’oie et les puzzles pourraient, à eux seuls, justifier un livre. Beaucoup sont d’amusantes curiosités graphiques (voyez à titre d’échantillon le jeu des pompiers reproduit ici). Les enfants du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, au-delà d’un certain seuil social, disposaient ainsi pour leur plus grand plaisir d’une multitude d’objets distractifs, fait sans précédent dans l’histoire du monde de l’enfance. Une publicité de l’imagier et libraire chartrain Garnier-Allabre suggère ce que parents et enfants pouvaient acheter en 1826 chez ce commerçant: "Je puis offrir un assortiment considérable d’excellents livres d’éducation et de piété, très bien reliés, et propres à etre donnés en prix et en étrennes, de jeux et de petits ouvrages en gravure, avec texte explicatif, capables d’amuser et d’instruire. On trouve à la meme adresse un assortiment de Bibliothèque Bleue et d’almanachs en tout genre". Parmi les nombreux jeux à usage parascolaire, il est une très belle gravure sur cuivre, le "Jeu des écoliers" qui fait alterner trois types de vignettes: de charmantes scènes de jeux (marelle, cerf-volant, paume, etc.), des allégories des matières enseignées (sur les cases où sont habituellement les oies) et enfin toutes les mésaventures du cancre. Le départ, c’est la rentrée des classes, sous la protection de Minerve, déesse des Arts libéraux, fetée à Rome par les orateurs, les médecins et les artistes. La chouette de la déesse a depuis longtemps pris son vol: case 63 elle attend le vainqueur au milieu d’un bric-à-brac de symboles de l’activité intellectuelle. Les places respectives des allégories correspondent à une hiérarchie des savoirs enseignés. Aux acquisitions de base, lecture et écriture, s’ajoutent latin et grec, histoire et poésie, géographie et mathématiques, dessin et géométrie, astronomie. Couronnement du cursus scolaire, logique, rhétorique et philosophie sont aux cases 32, 33 et 40. Les chatiments du mauvais élève s’ordonnent en une progression de la gravité des peines: férule, bonnet d’ane, mise au coin à genoux pour les fautes vénielles; infamante mise au poteau, enfermement au cachot, et renvoi du collège pour les fautes graves. Plus inattendue est la corvée infligée à "l’écolier condamné par discipline militaire à porter des bidons remplis d’eau à la fontaine". L’un de ces jeux d’écoliers mérite une attention particulière: celui de pet-en-gueule, case 22. Deux enfants s’enserrant étroitement, tete-beche, se laissent rouler en galipette, sur le sol, parfois sur le dos de deux autres joueurs placés à quatre pattes. Sculpté sur des chapiteaux et des stalles d’églises du bas Moyen Age, gravé au XVIe siècle d’après un tableau de Bruegel (la kermesse d’Hoboken), le pet-en-gueule était un des jeux que Rabelais prete à Gargantua. Exercice à connotations scatologiques, le pet-en-gueule fait alterner le haut et le bas corporel: il s’agit bien d’un rite d’inversion caractéristique du folklore du monde renversé (voir sur ce thème: Frédérick Tristan, Le Monde à l’envers. Paris, Atelier Hachette/Massin, 1980). Clergeons et enfants de choeur, le 28 décembre, jour des Saints Innocents, envahissaient les églises pour la fete des fous et se livraient à une parodie débridée des usages liturgiques: au XVIIe siècle le pet-en-gueule figure sur la bannière d’une de ces compagnies de jeunesse à fonction ludique. Ainsi, le "Jeu des écoliers" confirme à sa manière l’extraordinaire conservatisme du monde de l’enfance. Le "Jeu des merveilles de la nature et de l’art" avec ses voiliers en partance, une porte ouvrant sur le large fit sans doute naitre bien des reves d’exotisme. Et l’on songe ici à Baudelaire, au Voyage: Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’Univers est égal à son vaste appétit. Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes! Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! Terrifiant aussi. Évocation cataclysmique des forces naturelles, ce jeu publié vers 1825 est véritablement celui du romantisme. Eaux mugissantes et Niagara (sans Chateaubriand), geysers et volcans, fontaines ardentes sont à la nature ce que le héros byronien est à l’humanité. Romantiques encore, ces ruines grandioses d’antiques empires qui suggèrent la fragilité des entreprises humaines face à la permanente vitalité du monde naturel. Accessoire inévitable des récits gothico-frénétiques du romantisme noir, la grotte est ici en abondance (sept vignettes), ténébreuse ou macabre (catacombes tapissées de cranes, caverne bourrée de momies). On a toutefois banni de ce jeu pour la jeunesse la représentation des aventures échevelées chères au roman de terreur si prisé alors: il n’y a point ici de vertueuses et infortunées héroines haletant dans les souterrains, poursuivies par des moines libidineux, des aristocrates sadiens ou des inquisiteurs espagnols. Case 48, la grotte de Fingal, qui inspira une ouverture à Mendelssohn, évoque la mode des brumes écossaises et la vogue des poèmes apocryphes du barde Ossian. La tete colossale du sphinx semble directement inspirée d’une gravure de la Description de l’Égypte, seul résultat durable de l’expédition de Bonaparte en Orient. Une fois de plus l’estampe de large diffusion emprunte ses thèmes iconographiques au domaine de la culture savante. Très révélateur d’un imaginaire géographique romantique, le jeu des merveilles de la nature est une anthologie de tout ce que devait avoir vu le parfait touriste de l’époque avant d’écrire ses mémoires. Le jeu universel de l’industrie humaine, sous un apparent désordre, suggère insidieusement que, s’il n’est pas de sot métier, il en est de plus ou moins noble. Au fil de la spirale, se lit une bien curieuse échelle de valeurs. Sans grande surprise, tenus en moindre estime, les agriculteurs et jardiniers sont sur les cases de départ, les vignerons étant en tete de ce groupe d’activités. Suit le monde de l’artisanat: métiers du bois, de la pierre, des métaux. Logiquement associé aux métiers du batiment, mais tout de meme mal classé, case 24, l’architecte. De la case 31 à la case 40, s’activent les métiers touchant le corps humain, son entretien (barbier et coiffeur), sa parure (chapelier, tailleur), son activité physique (professeur d’escrime). Rupture ensuite entre intellectuels et manuels: les cases suivantes représentent les activités intellectuelles, scientifiques et médicales. Mais l’épicier cotoie tout de meme curieusement le pharmacien. Les professions juridiques sont égratignées au passage à l’enseigne du labyrinthe de la chicane. Enfin, comme l’on n’est jamais si bien servi que par soi-meme, le graveur et l’imprimeur en taille-douce se sont auto-représentés sans vergogne dans les cases finales ! Le jeu des fleurs, dont il existe plusieurs versions, est une merveilleuse petite leçon de botanique en images, non exempte cependant d’intentions politiques: case finale, le lis blanc, symbole de la vertu mais aussi emblème royal, est surmonté d’un cartouche dont le "gloire aux lis" est une proclamation légitimiste sans équivoque. Le Journal Illustré, présentant dans son numéro du 3 janvier 1892 le jeu de l’alliance franco-russe, dit du jeu de l’oie qu’il est "sinon oublié du moins un peu dédaigné aujourd’hui". L’imagerie populaire n’est plus alors qu’un souvenir et un objet de collection, la production d’images d’Epinal est en déclin. Le jeu de l’oie se fait gadget, image publicitaire. Le phénomène n’est pas neuf, il existe quelques jeux publicitaires dès le XVIIIe siècle, tel ce "Jeu de la loterie", qui n’est pas encore nationale mais rapporte déjà beaucoup aux finances royales. L’essor du jeu publicitaire est lié à celui de la publicité qui permet de financer la prodigieuse croissance de la presse quotidienne au XIXe siècle. Les jeux de l’oie de nature publicitaire se donnent en prime aux acheteurs et à leurs enfants, ils sont aussi très frequemment insérés dans les magazines et les journaux. Le "Jeu de l’oie renouvelé de Gibbs" parait dans diverses revues de 1925 à 1930, celui du "Code de la route Hotchkiss", dans "L’Illustration" de juillet 1931. Benjamin Rabier, le célèbre illustrateur de livres pour enfants, créera pour la Phosphatine Fallières un joli jeu peuplé d’animaux hilares. Si l’ensemble de cette production de jeux publicitaires ne témoigne pas toujours d’une inspiration graphique hors de pair, elle fait de la création de jeux d’oie (réduits il est vrai au rale un peu subalterne de gadget) une creation continue très liée à la presse. Les élections présidentielles de 1981 ne donnèrent une savoureuse "Course à l’Élysée" (Le Point, n° 412, aout 1980) semée de cases pièges ainsi légendées: "Eboueurs en grève. Jacques Chirac glisse sur une peau de banane et se fracture la jambe droite. Il regagne la case 9 (hòpital) et reste deux tours sans jouer... Fète du P.S. Michel Rocard qui s’y livrait à une séance de patins à roulettes se fait une entorse. Il retourne à la case 9 et y délivre Jacques Chirac". Plus loin, la montée du chomage fait reculer Raymond Barre. La tradition satirique, si brillamment représentée par les jeux de la presse de la IIIeme République, existe toujours. Certaines créations sont d’un gout parfois douteux: en pleine bataille des Malouines l’hebdomadaire italien "L’Espresso" fit paraitre un jeu de bataille navale avec la panoplie complète du parfait amiral de l’ere atomique. Le "Jeu de l’oie nucléaire", sérigraphie publiée à Caen en 1980 et signée du pseudonyme d’Orson, est assimilable à un jeu publicitaire. L’oie milite contre les centrales nucléaires de basse Normandie et les cases favorables sont intitulées énergie solaire ou hydraulique tandis qu’un squelette brandit le panneau indicateur La Hague et que la case 87 (explosion nucléaire) vous ramène au départ, c’est-à-dire à la Préhistoire! L’usage pédagogique du jeu de parcours connait meme un regain d’intéret. Des enseignants créent eux-memes ou élaborent avec leurs élèves des jeux d’oie didactiques. Nous avons eu en mains la photocopie d’un "Jeu de la révolution en Lorraine" dessiné par des élèves de cette région; et La Liberté de l’Est (2 juillet 1981) signalait la création par un enseignant de Saint-Dié d’un jeu d’éducation musicale au parcours en forme de clé de sol. Pour conclure cet essai sur l’histoire de France racontée par les jeux de l’oie, regardons encore deux jeux publicitaires qui sont la défense et l’illustration de deux piliers de notre mythologie nationale: le gros rouge et le petit épargnant. Le "Jeu du livret", publié par la Caisse d’Épargne, oppose en un manichéisme d’une naiveté comique les destins opposés, classiques depuis l’imagerie d’Epinal, de Paul (le mauvais) et de Jean (le bon). Cancre, célibataire à la vie désordonnée, Paul boit, chome, s’endette et finit à l’hospice. Jean étudie ses leçons, se marie et procrée, travaille dur, économise, construit son petit pavillon, tout cela gràce à la Caisse d’Épargne et au livret remis aux parents à la naissance de ce bambin exemplaire. Paul aurait-il trop bien reçu le message du "Jeu des vins de France" et bu du vin à "toutes les réunions, toutes les fetes, toutes les soirées"? Diffusé par le comité de propagande en faveur du vin, ce jeu ne peche pas par excès de tempérance: case 59, le vin préserve du cancer, sans que toutefois soient précisées les doses à avaler pour obtenir cette protection miraculeuse. Contre-propagande viticole, les vins de France répondent à des jeux anti-alcooliques où la Ligue Nationale contre l’A1coolisme prone l’abstinence et les vertus de l’épargne chères au vertueux Jean: "Si vous économisez 10 centimes par jour, le prix d’un petit verre, plus 20 centimes par jour, le prix d’un apéritif, depuis 16 ans jusqu’à 60 ans, vous aurez une rente de 1527 francs par an". La France est une personne et le jus de la vigne est son sang, d’un taux d’alcoolémie parfois un peu fort mais créatif car une légère ébriété rend l’esprit léger: "boisson saine, essentiellement française, l’esprit de la race nous vient du vin" (cases 6 à 8). Comme Popeye se dope aux épinards, la Mère des Arts et des Lettres marche au rouge: case 7 sont évoquées la peinture, la musique, l’histoire, les sciences, la littérature et les romans (qui n’en font pas partie ?) tandis que le coq gaulois pousse un légitime cocorico. Enfin, la forme spiralée du jeu de l’oie est ici abandonnée; craignait-on qu’elle suggère l’ivresse et son tournis? Lorsqu’en juin 1940 s’effondre cette IIIe République, volontiers viticole et radicale, bidasse rime avec vinasse dans l’atmosphère d’auto-punition qui prévaut alors que le gouvernement né de la défaite choisit pour capitale celle du thermalisme français. Les distributions de vin aux soldats, si complaisamment filmées pendant la "drole de guerre", sont bien loin. "Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au meme titre que ses trois cent soixante espèces de fromage et sa culture. C’est une boisson-totem correspondant au lait de la vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise... Comme tout totem vivace, le vin supporte une mythologie variée qui ne s’embarrasse pas des contradictions" (Roland Barthes, Mythologies, Paris 1957). Illustrant, parfois naivement, l’écart entre le réel et nos mythologies historiques nationales, les jeux de l’oie racontent ainsi les reves et les contradictions d’une société. Sans trop de risques, on peut donc prédire longue vie au noble jeu de l’oie. |
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