Giochi dell'Oca e di percorso
(by Luigi Ciompi & Adrian Seville) |
"Le Noble Jeu de l’Oie: de la légende à l'histoire" |
Autore: Girard&Quetel |
Un jeu, un simple jeu de parcours, une spirale où se meuvent des pions à la marche réglée par les hasards d’un jet de dés. Et puis, de place en place, l’oie, volatile éponyme et bénéfique. Un objet aussi, feuille de papier fragile comme les couleurs dont elle est parée mais qui a perduré cependant: pour des milliers d’exemplaires imprimés, de rares survivants, parfois uniques, tels ces jeux italiens ou français répandus par les imagiers des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais le jeu de l’oie ne se réduit pas à son seul role fonctionnel ou aux aspects techniques et matériels de sa production en tant qu’objet artisanal. Il est lourd de significations temporelles multiples, plus ou moins explicites. La spirale, dans la pensée mythique et l’imaginaire de nombreuses civilisations, n’est-elle pas symbole d’immortalité? Par sa forme, notre jeu est à la fois une figure du temps et l’image de son infini déploiement, démesure qui en est la négation meme. Avec ses aléas, ses retournements de fortune, la menace mortelle de la case cinquante-huit, cette spirale, tout naturellement, s’est identifiée au cours de la vie humaine, à ses éventuels prolongements dans l’au-delà. La Mort n’est pas la case ultime, ce qui eut fait du parcours un "memento mori", une vanité, susceptibles assurément de connaitre quelque succès dans la riche culture funèbre de l’Europe baroque, mais aurait enlevé tout intéret au jeu en tant que tel et appauvri irrémédiablement son sens symbolique. Mourir à la case cinquante-huit est un accident, l’étape logique d’une résurrection à venir: repartir de la case zéro pour arriver toujours à l’apothéose de la case finale, la soixante-troisième, après un dernier coup de dés. Ce pari, s’étonnera-t-on de son sens moral et chrétien attesté par de nombreux jeux à thèmes religieux et édifiants? Ainsi, laicisée ou non, une métaphysique, d’autant plus prégnante qu’elle est élémentaire et s’adresse à de jeunes esprits, est inséparable de l’activité ludique. Des impressions durables en naissent, qui se révèlent bien longtemps après le temps du jeu, au fil d’une autobiographie ou d’un journal intime, dans un contexte parfois inattendu: "La loi du hasard a le sombre attrait de la philosophie. Ce dé qui vous expédiait au cachot, en enfer, qui, près du but, vous tirait soudain vers le zéro avec le chemin à refaire ou qui traversait les embùches comme s’il avait des yeux pour les voir, j’éprouvais une délectation à le regarder décider pour moi. La sincérité m’oblige à dire que je n’imaginais pas qu’il put tromper mes espérances, quelque malheur qu’il m’arrivai" (François Mitterrand, "L’abeille et l’architecte" Ed. Flammarion, 1978, p. 11-12). Compagnon d’enfances passées, ce jeu cristallise bien des nostalgies. Il a pour lui les séductions du souvenir, l’attrait des vies antérieures. On le collectionne avidement depuis le siècle dernier, age d’or de toutes les curiosités, si prodigieusement riche en amateurs originaux et en érudits merveilleux. Devenus objets de collection par le ministère de flaneurs iconophiles et de chasseurs de vieux papiers, ces jeux de parcours acquièrent une immortalité, relative assurément, mais bien supérieure à la vie de ceux qui les collectent. Nous rendons bien volontiers hommage, au seuil de ce livre, au collectionneur, personnage trop souvent brocardé avec mesquinerie, sans nul égard pour son éminent role culturel. Sans lui, ces jeux ne seraient plus et ce livre n’aurait jamais vu le jour. Indispensable accessoire d’un divertissement, objet symbolique générateur de reveries temporelles, le jeu de l’oie est, en outre, une estampe. La spirale, son encadrement, ses marges, la succession des cases sont les supports d’une infinité de thèmes iconographiques. Guerres, changements de régimes politiques, méthodes d’apprentissage de la lecture ou de la géographie, moralités et fables édifiantes, découvertes scientifiques et techniques sont mis en images, et l’oie elle-meme s’efface dans ce foisonnement. Mais la structure en spirale, les règles du jeu ne se modifient guère. Ce jeu ainsi historié est un document de premier ordre, souvent fort beau de surcroit. Une leçon d’histoire d’une modernité certaine (car elle intègre les moeurs, l’événement politique, les grandes mutations techniques comme les nouveautés culturelles), est offerte à la vue et à la réflexion. Aux plaisirs du jeu peuvent et doivent s’adjoindre les exercices d’une critique sagace appliquée au contenu de ces images car leur apparente innocence cache bien des distorsions, des camouflages, des insinuations. Fragments d’idéologies mises à plat sous forme d’une véritable bande dessinée, ces estampes-jeux sont les vecteurs avoués d’intentions pédagogiques, politiques, religieuses, satiriques et morales. Leur lecture, au vrai un jeu à l’intérieur du jeu, nous livre un aperçu sur les croyances, les espoirs, les contradictions, les mythes de la société française à l’époque où ces images furent imprimées. En proie à l’Histoire, ce jeu a aussi la sienne, quelque peu mystérieuse, pleine de suppositions et d’hypothèses. Un jeu aux significations si riches se devait d’avoir une origine mythique: un roi l’inventa, Palamède, l’un des chefs grecs au siège de Troie. Le roi de l’Eubée est traditionnellement le génial père de tous les jeux de dés et meme des échecs. Pourquoi n’aurait-il pas inventé notre jeu, infiniment moins complexe que les échecs? D’érudits latinistes, au XVIIe siècle, trouvèrent d’excellentes raisons confirmant le mythe palamédien: "Alea lusus tabulae inventa a Graecis in otio Troiani belli..." (Jules César Boulenger: De Ludis privatis ac domesticis veterum. Lyon 1627). Du désoeuvrement des assiégeants de Troie naquirent ces jeux bénéfiques pour le moral des troupes dont l’oisiveté aurait pu avoir de néfastes conséquences au plan militaire. La forme prétendument circulaire des fortifications troyennes, d’aucuns le supposèrent, aurait meme inspiré à Palamède l’enroulement spiralé des parcours de l’oie. Notre jeu fut ainsi "renouvelé des Grecs", expression portée par certains jeux français, essentiellement des bois gravés d’imagiers populaires provinciaux du XVIIIe siècle. Mais les jeux d’oie italiens et français les plus anciens ne s’ornent pas de cette référence à leurs origines antiques: "jeux de grand plaisir et récréation", "noble jeu de l’oye", "dilettevole giuoco dell’oca", ceux qui les gravent et les diffusent ne mettent en avant que la reconnaissance sociale et surtout le plaisir procuré par ces jeux. Formellement, le jeu d’oie est un type élémentaire de labyrinthe monopériple où la progression vers un but final est sujette à des empechements, des retours en arrière... Le labyrinthe crétois, centre d’un mythe d’une formidable richesse, aurait-il inspiré la création de ce jeu de parcours? La représentation de l’antre du Minotaure fascina les hommes audelà de l’Antiquité. Dès le haut Moyen Age, des labyrinthes de mosaique ou de pavages colorés trouvent place dans des édifices chrétiens, en Italie, dès le VIe siècle (Saint-Vital de Ravenne), mais plus encore aux XIe et XIIe siècles (à Saint-Michel de Pavie, au Dome de Crémone, à Saint-Savin de Plaisance...). Il en existait de nombreux exemples dans les églises et cathédrales françaises mais beaucoup furent détruits aux XVIIIe et XIXe siècles. Les plus tardifs, tel celui qui se voit encore dans la salle capitulaire de la cathédrale de Bayeux, sont datés du XIVe siècle. Ces labyrinthes médiévaux, insérés dans un contexte chrétien, Viollet-Le-Duc l’avait remarqué, ne portent pas d’insignes religieux et évoquent clairement le labyrinthe crétois: le Minotaure, dans quelques cas, est figuré au centre, parfois sous la forme inexacte d’un centaure. Ces labyrinthes médiévaux sont donc bien conçus comme des créations de la Grèce antique; domus Dedali, demeure de Dédale, comme on pouvait le lire sur l’un d’entre eux. La présence, un peu incongrue, de ce symbole d’un mythe paien dans les cathédrales chrétiennes ne serait-elle pas due aux architectes qui les édifièrent? Fabuleux constructeur, Dédale aurait été ainsi honoré par de lointains descendants français et italiens? Au XIIIe siècle, le célèbre carnet de croquis de l’architecte Villard de Honnecourt comporte un labyrinthe. Mais ce tracé labyrinthique, traversant les siècles, a-t-il pour autant inspiré des jeux de parcours et plus particulièrement le jeu de l’oie "renouvelé des Grecs"? L’existence au XVe siècle d’un jeu de Dédale est un indice positif de ces filiations labyrinthiques. En outre, des explications symboliques, tardives selon les liturgistes, firent de ces labyrinthes de cathédrale des parcours pénitentiels que l’on suivait à genoux, l’image des pérégrinations du chrétien vers la Jérusalem Céleste, située au centre du labyrinthe. Si ces théories rejoignent la symbolique du jeu de l’oie, elles ne prouvent rien cependant, sinon l’existence aux XVe et XVIe siècles d’une ambiance mentale propice aux reveries et aux réalisations labyrinthiques. Le mythe de Palamède inventant les jeux, l’histoire du labyrinthe ont pu néanmoins inspirer l’origine grecque du jeu de l’oie, mais par des médiations dont l’existence n’a guère retenu l’attention de tous ceux que le jeu de l’oie intrigua. Une hypothèse, qui en vaut bien d’autres, sur cette formule "renouvelé des Grecs": ne serait-elle pas une tardive tradition émanant du monde scolaire de la fin du XVIIe siècle, si fortement imprégné de l’étude des auteurs antiques et où la rhétorique, la poésie néo-latines occupaient une position dominante? Au moment meme, précisément, où de nombreux jeux à intentions pédagogiques sont créés, n’aurait-on pas, dans quelque ode ou dissertation latine inspirée par le mythe palamédien ou celui du labyrinthe, inventé une origine grecque du jeu de l’oie ? Des textes de ce genre existent. A Caen, au XVIIIe siècle, parut une anthologie de poèmes latins des enseignants et des meilleurs élèves du Collège des Jésuites. Dans ce recueil consacré aux jeux des Anciens, une pièce sur l’oie chez les Romains, avec bien entendu les oies du Capitole alertant de leurs caquètements les défenseurs endormis et bientot victorieux, mais aussi, à la suite du fait d’armes, la création du jeu de l’oie, en mémoire des volatiles sauveurs de Rome envahie par les Gaulois. Plus soucieux de belle latinité que d’exactitude historique, les bons pères et leurs jeunes latinistes prodiges n’étaient pas en peine d’imaginer une origine antique et valorisante à un jeu de parcours dont se multipliaient alors les versions éducatives, portées par l’essor d’une véritable pédagogie par le jeu et par l’image.Trouvaille romaine ou "renouvelé des Grees", le jeu de l’oie ne doit sans doute ses origines illustres qu’à l’érudition inventive de régents de collèges de l’Ancien Régime. Quelles traces positives avons-nous donc qui permettent de se déprendre des séductions d’un mythe des origines? Deux lignes, soit la plus ancienne mention de l’existence d’un jeu de l’oie, qui est anglaise. A Londres, le 16 juin 1597, un certain John Wolfe publia "new and most pleasant game of goose", ce qu’il fit inserire au Stationer’s Company Register, l’équivalent si l’on veut d’une déclaration de dépot légal aujourd’hui. Puis, nous retrouvons le jeu d’oie dans le catalogue, imprimé en 1614, de deux marchands d’estampes de Rome, les frères Michelangelo et Andrea Vaccari, actifs de 1606 à 1614 et gros producteurs d’estampes à caractère populaire. Autre mention de haute époque, dans le journal du médecin du jeune Louis XIII, Jean Héroard, qui note le 26 avril 1612 à propos du futur roi alors agé de onze ans: "il était toujours malade, mais gai, il joue à l’oie avec M. de Vendome, le grand écuyer". Des jeux de cette période, aucun ne nous est parvenu. Le plus ancien est une magnifique estampe vénitienne, imprimée par l’imagier Carlo Coriolani. Non datée, elle aurait été produite vers 1640-1650. Dans le courant du XVIIe siècle, au fil des ouvrages sur les jeux, apparaissent des mentions du jeu de l’oie. Les données brutes de la chronologie feraient donc de notre jeu une invention anglaise si un texte décisif pour éclaircir les origines du jeu de l’oie ne venait établir solidement sa naissance italienne. Dans un rarissime traité du jeu des échecs, publié en 1617 à Militello, petite ville sicilienne, Don Pietro Carrera, lui-meme habile praticien des échecs, nous dit ceci: "On constate que des esprits ingénieux après l’invention d’un premier jeu et tout en conservant les memes principes, ont ajouté, remanié et inventé ainsi d’autres jeux, comme cela s’est produit, nous le savons, pour le jeu de l’oie, du temps de nos pères. Ce jeu avait été inventé à Florence et comme il plaisait infiniment à François de Médicis, ancien Duc de Toscane, ce dernier l’envoya à Sa Majesté le roi Philippe II d’Espagne. Ce fut, pour les esprits ingénieux de ce pays, l’occasion d’en imaginer d’autres, assez semblables au premier, parmi lesquels le jeu dit "la Philosophie Courtisane" créé par l’Espagnol Alonso de Barros. Florence, autour de 1580 (François de Médicis fut duc de Toscane de 1574 à 1587) serait donc le lieu de naissance du jeu de l’oie. Un ouvrage siennois, légèrement antérieur (Girolamo Bargagli - Dialogo de’ Giuochi che nelle vegghie sanesi si usano da fare - Siena, 1572) inventorie plus de cent trente jeux sans qu’y paraisse un "gioco dell’oca". Ainsi, aux dires de Pietro Carrera, du loisir désinvolte mais ludiquement créatif de la bonne société fiorentine serait issu le jeu de l’oie, très vite diffusé en Espagne et dans toute l’Europe, porté, si l’on peut en risquer l’hypothèse, par un succès de curiosité, sinon une mode, promus par de nobles et royaux amateurs. Notons, en outre, que la structure du jeu se prete dès cette époque à toutes les illustrations thématiques possibles; processus de création iconographique qui ne cessera plus. La fortune aristocratique du jeu de l’oie en sa prime jeunesse semble corroborée par cette invention d’un jeu de la philosophie courtisane après l’envoi d’un jeu florentin à Philippe II d’Espagne. L’élaboration, dans un milieu curial ultra sophistiqué, d’un humble jeu de société n’est pas un surprenant paradoxe. La passion du jeu est, au XVIe siècle, la chose la mieux partagée. D’innombrables jeux témoignent de cet engouement: jeux de langage, jeux de dés d’une infinie variété (à fonction divinatoire et bien sur vénale), jeux de devises et d’emblèmes. L’activité ludique est la composante d’un art de vivre, elle s’intègre pleinement dans la civilité, la sociabilité de l’époque. Le jeu d’oie semble bien etre le fruit de cette créativité ludique de la Renaissance. Dans les milieux lettrés et aristocratiques, a fortiori dans les cours qui en sont la quintessence, l’invention de cartes allégoriques, de jeux de parcours historiés, souvent inspirés d’oeuvres littéraires, est bien attestée. Le jésuite Claude-François Menestrier, grand vulgarisateur et compilateur de la pensée imagée et emblématique des XVIe et XVIIe siècles, rapporte l’élaboration à la cour de Savoie d’un itinéraire de plus de trois cents cases aux péripéties inspirées par l’Orlando Furioso, l’interminable poème épique de Ludovico Ariosto, oeuvre fort prisée des nobles lecteurs de la Renaissance. Notons aussi, coincidence ou non, l’apparition de notre jeu dans un monde social où s’épanouit alors l’art maniériste, prodigieuse élaboration de formes curvilignes et serpentines et dont les thématiques sophistiquées plaisaient à un public féru d’occultisme et rompu aux artifices de la "philosophie des images énigmatiques". La vogue des labyrinthes dans les jardins des XVIe et XVIIe siècles participe aussi de ce processus de création de formes symboliques raffinées et de la résurrection des dieux, des mythes antiques, phénomènes si caractéristiques de cette époque. Labyrinthe monopériple, un peu simplet, notre jeu est-il pour autant, si l’on en croit Pietro Carrera, une pure création de la culture ludique de la cour de Florence? Le prototype du jeu de l’oie pourrait etre aussi bien une marelle, divertissement enfantin aussi vieux que le fionde et de diffusion planétaire. Un jeu de l’enfance aurait-il pu se muer en "citation culturelle", etre inséré après transformation de son contenu dans la sociabilité de l’aristocratie fiorentine ? Pour etre cantonnée à des micro-milieux sociaux, la culture savante n’en vivait encore pas moins une relative symbiose avec les cultures populaires, avant que l’action concurrente de moralisation de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme catholique n’accroisse considérablement la distance séparant les cultures du pauvre de celles des groupes sociaux privilégiés. Risquons donc cette autre hypothèse d’une modeste marelle, d’un jeu commun changé en divertissement de bonne société par la grace d’une curiosité aristocratique qui, en retour, enrichit la signification puis amplifie la diffusion sociale du "noble jeu de l’oye", par une acculturation du haut vers le bas de l’échelle sociale dont l’estampe serait le vecteur graphique. D’une double nature, image et jeu, le parcours de l’oie et les tableaux d’une infinie variété qui en dérivent sont des estampes, des objets fabriqués en grande série pour lesquels il existe donc un vaste marché, et que l’on imprime à l’aide d’une forme, plaque de métal ou planche de bois gravées. Avant la diffusion de la lithographie, en France à partir de 1820, nos jeux sont techniquement des gravures sur bois ou en taille-douce, celles-ci tirées habituellement à l’aide d’une plaque de cuivre où une gravure en creux retient l’encre qu’un passage à la presse reportera sur le papier. Les jeux publiés à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles par les imagiers de la rue Saint-Jacques sont des gravures en taille-douce dites "estampes fines" ou "demi-fines" selon leur qualité technique et leur sujet. D’autres jeux, de trait plus grossier, d’un graphisme souvent réussi, d’une taille parfois maladroite mais ornés au pochoir de vives couleurs, appartiennent à l’immense production d’imagerie populaire dont l’apogée, en France, se situe entre la fin du XVIIe siècle et les premières décennies du XIXe siècle. L’expression technique privilégiée de cette floraison d’origine essentiellement provinciale est la gravure sur bois où la partie imprimante est en relief et les "blancs" en creux. La lithographie, d’utilisation presque exclusive à Epinal après 1850, puis les procédés photomécaniques, photogravure et héliogravure... restreindront de plus en plus au seul domaine de la création artistique les techniques de reproduction massive de l’image que furent gravures sur bois et sur cuivre depuis le XVe siècle. Le jeu d’oie, en tant qu’estampe, témoigne de cette évolution des procédés de multiplication de l’image. Si le jeu le plus ancien qui nous soit parvenu est une gravure sur bois d’origine vénitienne, tirée vers 1640-1650, les jeux français contemporains sont de délicates gravures en taille-douce dont la finesse ne saurait surprendre, publiés qu’ils sont par des éditeurs de cartes géographiques et d’atlas. Le "Jeu du Monde", daté de 1645, est signé de Pierre Du Val d’Abbeville, géographe du Roi, et vendu par les imagiers de la rue Saint-Jacques. Antoine de Fer, "marchand de taille-douce et enlumineur de cartes géographiques" vend en 1660 le "Jeu des Français et des Espagnols" qui illustre les faits guerriers opposant les deux nations depuis 1635 et montre indirectement les liens qu’entretiennent la cartographie et l’art de la guerre. Les jeux d’oie parisiens des XVIIe et XVIIIe siècles sont une production particulière des marchands-éditeurs d’estampes en taille-douce de la rue Saint-Jacques : on trouve des jeux de parcours au catalogue d’une vingtaine d’entre eux et certaines dynasties d’imagiers, les Crépy, les Basset (ceux-ci actifs des environs de 1700 à 1854) s’en font une véritable spécialité, publiant les plus beaux jeux de parcours de la production française. A la fin du XVIIe siècle cependant, plus encore au siècle suivant, se multiplient les centres provinciaux d’imagerie dite populaire où sont imprimées par milliers des gravures sur bois et très secondairement des gravures en taille-douce. Une véritable division du travail s’instaure ainsi entre imagiers parisiens et provinciaux, aux produits complémentaires. De nature religieuse, sans pourtant exclure les thèmes burlesques et folkloriques, ni l’image politique et historique ou le fait divers, la production des imagiers provinciaux comporte aux XVIIIe et XIXe siècles, de manière sans cesse croissante semble-t-il, des images destinées aux enfants: planches à découper de soldats ou de personnages de commedia dell’arte, et, bien sur, jeux d’oie. Jean-Baptiste Sevestre, les frères Leblond, Jean-Baptiste Letourmy, grands imagiers orléanais ou chartrains, ont tous à leur catalogue, entre autres jeux, celui de l’oie. Il s’en trouve aussi, de facture assez naive, chez Jean Benoist à Rouen, chez les Tissot, cartiers bisontins, à l’imagerie Du Camus d’Angers, dans les fonds de Pavie à Poitiers, de Le Camus à Alençon; il s’en imprime encore à Toulouse, tous ces fabricants et marchands d’images étant actifs au XVIIIe siècle. L’imagerie populaire connait meme un regain d’intéret dans les premières décennies du siècle dernier. De nouveaux jeux sont alors publiés; d’une conception traditionnelle ils auraient pu etre vendus cinquante ans auparavant tant est grande la pérennité des techniques de l’imagerie provinciale. Le parcours édité à Caen, vers 1820-1830 par la famille Picard-Guérin, est un bon témoignage de cette permanence. A des clientèles aux gouts divers et à la bourse fort inégalement remplie correspondent des types variés d’estampes, sans que l’on puisse cependant restreindre aux seuls milieux populaires l’achat d’une imagerie à bon marché. Les innombrables jeux de l’oie publiés alors, selon leur technique de fabrication et leur provenance, se placent aux divers échelons de la gamme d’estampes disponibles. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une estampe d’excellente qualité, sans etre luxueuse ou d’un maitre renommé, valait de 16 à 18 livres, soit trois ou quatre fois plus qu’un jeu d’oie chartrain ou orléanais colorié au pochoir et tiré d’une gravure sur bois. La clientèle aisée pouvait aussi acquérir, outre des estampes de prix, ces luxueux objets de salon qu’étaient les jeux en porcelaine ou en marqueterie incrustée sur le plat d’une table de jeu. Au cours du XVIIIe siècle la multiplication des images populaires, tout comme celle des livrets de colportage, est à la fois le signe d’une croissance du marché de ces objets graphiques, et l’indice d’une diffusion sociale élargie de l’image et de l’écrit. Ces publications sont les petits luxes culturels d’une France urbaine et rurale, bourgeoise aussi bien que populaire, dans une période où les pesanteurs de l’économie se font moins sentir qu’au siècle précédent. Très largement répandue dans la moitié nord du pays, l’alphabétisation ouvre sans nul doute des perspectives nouvelles à la consommation culturelle des français. Brèves légendes ou proverbes rimés, moralités et complaintes des "canards", règles des jeux de parcours, il n’est guère d’estampes qui n’associent le texte à l’image. Les circuits de vente des jeux d’oie sont ceux des autres estampes. Un réseau de commercialisation extremement ramifié sollicitait les acheteurs répartis dans tout l’espace social et géographique du royaume. L’ensemble de la clientèle potentielle de l’image était certainement touché par ce réseau qui associe producteurs d’estampes, presque toujours eux-memes revendeurs, et détaillants rarement spécialisés dans le seul commerce des images. A ces multiples points de vente, s’ajoute l’activité saisonnière des colporteurs et marchands forains qui visitent le moindre village de France. Si la coincidence entre mode de commercialisation et type de produit vendu est fréquente (le colportage écoulait ainsi une part considérable de l’imagerie populaire), il est non moins vrai que des estampes de prix et de qualités variés se cotoyaient chez un meme marchand. La compénétration commercialement efficace de la production "savante" et "populaire" est réelle. Heureusement conservés, quelques livres de comptes, des correspondances marchandes nous permettent de pénétrer la complexité et l’étendue de ce commerce des images. Ainsi, André Sébastien Barc (1736-1811), marchand mercier à Chartres, après l’acquisition en 1776 du fonds de l’imagier Pierre Hoyau, finance et diffuse une grande production de gravures populaires comportant bien sur de nombreux jeux de l’oie. Au 12 septembre 1782, il note: "doit M. Mondhare, marchand à Paris, rue Saint-Jacques, 1250 jeux d’oie". D’après le meme registre, ouvert de 1777 à 1787, Crépy tenant aussi boutique rue Saint-Jacques, lui-mème éditeur de nombreux et magnifiques jeux gravés en taille-douce, commande à Barc 1500 jeux de style populaire. Par rames entières Barc, entre autres images, expédie vers Paris ou la Normandie des milliers de jeux d’oie: du 27 aout 1782, doit M. Blezot, marchand à Versailles, neuf cents jeux d’oie et polonois. Ces liaisons commerciales, ces tirages n’ont rien d’exceptionnel. Letourmy, le grand éditeur d’imagerie orléanaise du XVIIIe siècle, entretient des relations avec une centaine de dépositaires répartis sur plus de soixante villes et bourgs. Producteurs et marchands d’estampes échangent donc des productions complémentaires pour élargir leur clientèle: par milliers des images populaires sont importées de la province vers la rue Saint-Jacques, elles croisent en sens inverse les gravures en taille-douce publiées à Paris. Mythes politiques et historiques, thèmes pédagogiques ou religieux, bref, toutes les valeurs culturelles mises en image sur les jeux d’oie sont ainsi remarquablement disséminées dans l’espace social et géographique. |
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