Giochi dell'Oca e di percorso
(by Luigi Ciompi & Adrian Seville)
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"L’Ancien Régime"
Autore: Girard&Quetel 
Le 9 mars 1672, la marquise de Sévigné écrit à sa fille, Madame de Grignan, en lui reprochant affectueusement sa passion pour les jeux d’argent:"Il y a longtemps que le jeu vous abimait: j’en étais toute triste; mais celui de l’oie vous a renouvelée, comme il l’a été par les Grecs: je voudrais bien que vous n’eussiez joué qu’à ce jeu-là, et que vous n’eussiez pas perdu tant d’argent..". Il semble en effet qu’au XVIIe siècle le jeu de l’oie, qui fait son apparition en France, soit le type meme du jeu licite et de bonne compagnie. Il se distingue nettement des jeux d’argent, comme l’atteste la lettre de Madame de Sévigné, et on peut meme se demander jusqu’à quel point sa promotion n’est pas destinée plus ou moins consciemment à faire pièce à la prolifération des jeux d’argent qui gagnent à leur cause le pays tout entier, à partir des exemples regrettables que donne à ce sujet la Cour où l’on joue furieusement. Dans Le Joueur de Regnard, Géronte se plaint amèrement: "à présent le jeu n’est que fureur ; on joue argent, bijoux, maisons, contrats, honneur". Hector est bien d’accord, mais en exclut le jeu de l’oie: "Tous ces jeux de hasard n’attirent rien de bon. J’aime les jeux galants où l’esprit se déploie, et Monsieur, par exemple, c’est un joli jeu que l’oie !" Jeu d’enfant auquel aimait à jouer le jeune Louis XIII, le jeu de l’oie, pour etre de bonne compagnie, n’en est pas moins fort prisé des grandes personnes. Parmi les objets hétéroclites que reçoit Cléante au titre des fameuses 15000 livres qu’on doit lui procurer figure "un damier avec un jeu de l’oie renouvelé des Grecs, fort propre à passer le temps lorsque l’on n’a que faire" (L’Avare, acte II, scène 1). On peut penser qu’au début du règne de Louis XIV, le jeu de l’oie fait partie du décor familier de l’aristocratie comme de la bourgeoisie. Dès le début du XVIIIe siècle, en tout cas, son succès est assuré, et tandis qu’une toile de Chardin (Salon de 1745) nous montre trois enfants aristocratiques et sérieux lançant à leur tour les dés sur un jeu de l’oie, Saint Simon rapporte qu’après la mort du Dauphin en 1711, tous les jeux cessèrent à Marly et que la Dauphine, cloitrée dans son appartement, se consola en jouant au jeu de l’oie. Comment les pédagogues du temps, et notamment les pères jésuites auraient-ils négligé ce véhicule providentiel, au moment meme où ils développaient une pédagogie nouvelle, fondée sur l’image: tableaux muraux, jeux de cartes, etc.? Du jeu initial de pur amusement à l’introduction d’éléments didactiques, il n’y avait qu’un pas (d’oie) qui fut vite franchi puisqu’aussi bien ces jeux concernaient le monde aristocratique ou à tout le moins bourgeois. Déjà au début du XVIe siècle, Thomas Murner avait inventé un jeu de cartes éducatif pour apprendre à ses étudiants les termes de la dialectique. C’est au cours de ce meme XVIe siècle que la gravure sur cuivre, en remplaçant progressivement la gravure sur bois, permit la multiplication de la production d’estampes. Au XVIIe siècle, et plus encore au XVIIIe, les jeux de l’oie se multiplient donc: jeux de simple récréation mais: aussi jeux didactiques, moraux ou religieux, si didactiques parfois, que l’abondance de l’information laisse à penser qu’il devait etre difficile d’y jouer. Quoi qu’il en soit, la variété de ces jeux instructifs ou édifiants aux XVIIe et XVIIIe siècles est prodigieuse et atteint certainement la centaine, si l’on y compte les nombreux réemplois, aux modifications parfois minimes.

La géographie et les voyages
Les jeux de l’oie géographiques nous intéressent au second degré dans la mesure où ils nous donnent un fidèle reflet des connaisances cartographiques de l’époque, connaissances encore dans l’enfance puisque les premières cartes gravées en France ne datent guère que du milieu du XVIe siècle. Fait remarquable, les plus grands cartographes ne dédaignent pas de dessiner des jeux de l’oie géographiques, tel Pierre Du Val, géographe ordinaire du roi (1618-1683) qui crée, entre autres, "Le jeu de France" où l’on voyage d’une province à l’autre du royaume. On notera en passant que ce jeu d’allure rébarbative indique dans sa règle que chacun mettra dans le milieu du jeu un denier, un sol, un tesson ou une pistole - ce qui ne va pas sans jeter un doute sur le caractère résolument gratuit du jeu de l’oie ! Toujours de Du Val un jeu du monde s’emploie à cartographier avec une exactitude toute relative les pays du monde, et un "Jeu des princes de l’Europe" représente dans chaque médaillon un pays du vieux monde. Autre cartographe de grand renom, Nicolas De Fer fait éditer en 1665 "Le jeu de la sphère et de l’univers" dont il faut gouter la beauté formelle et une disposition tout à fait particulière avec 70 médaillons commençant par la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu (éléments considérés comme principes constitutifs de tous les corps de l’univers). Viennent ensuite les planetes, les signes du zodiaque et les constellations méridionales. Au centre du jeu, une carte du ciel avec cette légende: "la disposition du monde suivant Ptolémée". Autre exemple de cette active contribution de cartographes de premier plan à la création de jeux de l’oie, "Le jeu du canal royal" qui salue l’achèvement du canal de Languedoc (futur canal du Midi) sous le règne de Louis XIV. L’auteur, François Andreossy, qui avait publié en 1682 une remarquable carte du canal de Languedoc, obtint le privilège royal d’y joindre le "Jeu du Canal royal" dont il préfaça ainsi la règle: "Depuis que les gens ont inventé le jeu de l’oie, on s’est servi de ses règles pour apprendre la géographie et le blason. Ce sont les memes qui enseigneront par le jeu du Canal tous les noms des éscluses et de tous les travaux, afin qu’en se divertissant on apprende toutes les parties qui composent ce grand ouvrage, qui fait connaitre à tout l’univers que notre Monarque ne sait pas seulement vaincre ses ennemis, mais aussi surmonter toutes les difficultés de la nature pour faire dans ce royaume la communication des deux mers". Toutes ces cartes sont autant d’invitations au voyage, petit ou lointain, alors que carrosses et coches ont fait leur apparition depuis le XVIe siècle. On voyage pour son plaisir ou pour sa santé, mais seulement si on est riche et désoeuvré, à l’instar de Madame de Sévigné qui fait de longs trajets pour prendre les eaux du Bourbonnais, aller dans ses terres en Bretagne ou chez sa fille en Provence. Mais les transports terrestres, qu’il s’agisse de voyageurs ou de marchandises, restent lents et couteux, meme au XVIIIe siècle. On leur préfère la navigation fluviale, tandis que l’essentiel du grand commerce se fait par mer, malgré les nombreux dangers que court un navire, tels qu’on peut les répertorier dans "Le nouveau jeu de la marine" (début du XVIIIe siècle) : la tempète, les récifs, les combats navals et les abordages de pirates ou de corsaires (la guerre de course est à l’honneur pendant le règne de Louis XIV depuis que la marine royale a renoncé à se mesurer à la flotte anglo-hollandaise). Un "Nouveau jeu de la Marine", édité en 1768, infléchit sournoisement son propos en direction de la Marine de guerre. Les Anglais, que guette toujours la fièvre obsidionale, ne s’y sont pas trompés puisque dans un ouvrage récent (Play the game) ils en font carrément un jeu de propagande propre à promouvoir la renaissance de la Marine française, en suscitant des vocations dans la jeunesse.

La noblesse et la guerre
Il est vrai que nos rois n’ont pas été avares de guerres, Louis XIV surtout qui "aimait la gloire" et qui, quand il ne dépensait pas l’argent de la France à faire construire Versailles, le dépensait à guerroyer contre l’Europe entière, poussé en cela par Louvois (Lavisse). Or qui dit guerre dit noblesse. Mais les bons pères ont bien du mal à faire entrer les rudiments qui feront des jeunes aristocrates les officiers de l’armée royale, de l’héraldique à la science des armes : stratégie, manoeuvres, art des fortifications. Ainsi "Le jeu du blason" édité par Nicolas De Fer en 1655, est une véritable méthode d’héraldique. Déjà au début du XVIIe siècle, on avait fait un jeu du blason avec des cartes à jouer, mais le Père Ménestrier, qui consacra tout un ouvrage à l’art des emblèmes, estimait, sans doute avec raison, que tous ces jeux de blason à l’oie "frappent d’abord par leur nouveauté et par leurs images, mais ils instruisent peu car l’application que demandent quelques-uns empeche trop le divertissement pour ne pas les rendre ennuyeux". Une chose est certaine en tout cas, c’est que ces jeux héraldiques, maintes fois réédités, sont d’une grande finesse et d’une exactitude rigoureuse. Nos jeunes nobles étaient certainement plus intéressés par les multiples jeux des fortifications et de la guerre où le hasard des dés, il est vrai, n’était pas de bon augure pour ces élèves de Mars. A quoi bon en effet toute cette science polémologique si le seul fait d’arriver sur la case 58 suffisait à vous tuer ? Mais qui se posait la question en jouant au "Jeu des fortifications" "dans lequelles différents ouvrages qui servent à la défense des places et des camps sont exactement dessinés selon la plus nouvelle manière avec toutes leurs définitions et une explication courte et facile des termes qui sont en usage dans cet art" ou bien au "jeu des exercices militaires de l’infanterie française et des manoeuvres du canon"? Et pourtant en ces siècles de guerres continuelles, tous ces jeux d’initiation débouchaient vite sur des travaux pratiques. Sous l’Ancien Régime, les jeux de l’oie prenant pour thème une guerre, une bataille ou plus généralement l’actualité politique sont rares alors que ce sera tout le contraire au XIXe siècle. Edité en 1660, "Le jeu des Français et des Espagnols pour la paix" est formé de 26 médaillons qui représentent les cartes des opérations pendant les 25 années de la guerre de 1635 à 1659. "On lui donne ce nom de jeu parce qu’il semble que les deux partis aient comme joué pendant tout ce temps-là à prendre et reprendre des villes". La 26e case est celle du Traité des Pyrénées et du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse. La fin de la prépondérance espagnole en Europe et le début de la prépondérance française méritaient bien cette évocation tardivement pacifique.

Le jeu de l’oie au secours du jansénisme
Procédant à la fois des jeux rarissimes de propagande politique de l’Ancien Régime, et des nombreux jeux à thème religieux, "Les règles du jeu de la Constitution" rappellent toute l’histoire tragique de Port-Royal, depuis que s’est formé vers le milieu du XVIIe siècle un groupe sans cesse grandissant de catholiques intransigeants, les jansénistes. Ils se réclament de l’Augustinus, ouvrage qui affirme la doctrine de la prédestination, selon laquelle l’homme ne peut faire seul son salut et que Dieu n’accordera sa grace qu’à un petit nombres d’élus. Les Jésuites, dont la raison d’etre est la défense de l’orthodoxie romaine, ont tot fait de dénoncer ce "calvinisme rebouilli". La répression contre les jansénistes ’engage sans merci: de la condamnation par la Sorbonne en 1649 de cinq propositions tirées de l’Augustinus (c’est le fameux "Formulaire" que tout membre du clergé devra signer à partir des années 1658-1660) à la fermeture en 1709 de Port-Royal, fief spirituel des jansénistes. En 1713, la bulle Unigenitus condamne les 101 propositions contenues dans l’ouvrage du Père Quesnel. C’est l’occasion de nouvelles poursuites contre les jansénistes qui refusent la bulle pontificale, surtout après que la déclaration royale du 4 aout 1720 ait sanctionné la bulle Unigenitus. C’est au point critique de la querelle janséniste, alors que s’opposent constitutionnaires et appelants, qu’est édité quelques mois après la déclaration royale du 4 aout 1720, "Le jeu de la Constitution", au moment où des dizaines de lettres de cachet envoient à la Bastille les jansénistes les plus remuants. Le jeu et sa règle mise en chanson "sur l’air du Branle de Metz", tout comme l’ouvrage anonyme qui parait un an plus tard (Essai du nouveau conte de ma mère l’oye ou les enluminures du jeu de la Constitution) sont autant de violentes satires jansénistes fustigeant la bulle Unigenitus et derrière elle tout le camp de l’orthodoxie romaine, éveques et pape étant fort irrespectueusement transformés, aux tympans des pilastres, en oies mitrées. L’auteur de l’ouvrage anonyme est l’abbé Louis de Bonnaire qui récidive quelques années plus tard en écrivant le Parallele de la doctrine des Payens avec celle des Jésuites et de la Constitution du Pape Clément XI. A défaut de saisir l’auteur, deux lettres de cachet expédient à la Bastille le 6 février 1726 les imprimeurs, père et fils. De la case 1 où une arche de Noé est le symbole de l’unité de l’Église à la case 63 où se tient le Concile que peu de temps avant sa mort Louis XIV avait songé à réunir, le parcours, jalonné par 13 apotres (on a compté saint Paul) remplaçant les 13 oies traditionnelles, retrace toutes les péripéties de la bulle Unigenitus. Il serait trop long d’en expliquer tous les arcanes. Remarquons, entre autres, la case 58 traditionnellement attribuée à la mort, où le squelette de Clément XI assis dans un fauteuil, la tiare sur la tète, lève la main comme pour bénir un jeune enfant à genoux à ses pieds. Cet enfant, c’est la bulle Unigenitus. La règle du jeu de l’oie, qui veut que celui qui tombe sur la case 58 reparte à zéro, vient ici servir à point les prétentions jansénistes: puisque l’auteur de la bulle Unigenitus est mort (en 1721), le "jeu" doit recommencer car "l’affaire de la Constitution ne doit point ètre regardée comme une affaire finie" (Essai du nouveau conte de ma mère l’oye...). Le jeu de la Constitution est peut-ètre le premier jeu de l’oie franchement polémique, précurseur en cela de ceux du XIXe et du XXe siècle (on songe, entre autres, aux nombreux pseudo-jeux satiriques du Canard enchainé des années 1950 et 1960, telle jeu de l’OAS). A ce titre, il mérite une considération particulière, dont il bénéficia dès l’époque de sa diffusion, puisque, rappelons-le, il ne fallut pas moins de tout un livre pour en expliquer et en prolonger les intentions polémiques.

Religion et morale
Quand la religion ne se débat pas dans les graves affaires du protestantisme ou du jansénisme, ou dans les convulsions des hystériques du cimetière Saint-Médard, elle prend le temps depuis le Concile de Trente de donner aux jeunes catholiques un catéchisme orthodoxe et romain dont les jeux de l’oie ont été un des solides supports. Les jeux religieux ou simplement édifiants sont légion en effet : jeux de l’Ancien Testament, de la Genèse, de la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, "récréations spirituelles" que le XIXe siècle copiera à l’infini, et mème pour les protestants victimes de la révocation de l’Edit de Nantes un "Jeu de l’école de vérité pour les nouveaux convertis". Parmi tous ces jeux de morale religieuse, le "Jeu du point au point, pour la fuite des vices et la pratique des vertus", de grande dimension et de très belle facture, en circulation dès le règne de Louis XIII, prend le départ au bapteme, où l’on entre dans le jeu comme on entre au sein de l’Eglise. Si par malheur, le joueur tombe sur les cases du péché mortel, il doit reculer jusqu’à la pénitence. Bien entendu, les rechutes méritent une plus grande punition. Le joueur qui arrive à la case du mariage doit y rester un certain temps pour y payer les droits du curé. Mais le parcours d’une vie ne trouve son intéret que lorsque parvenu à la mort (case 64) qui peut etre bonne (case 65) ou mauvaise (case 66) le jugement de Dieu (case 67) expédie l’ame du défunt au purgatoire (case 68), au paradis, avec sa porte triomphale (case 71) ou en enfer dont la case 72, et dernière, rejetée en un appendice légèrement atrophié, n’a l’air d’etre là que pour mémoire, tant on veut croire que semblable issue sera évitée. L’un des quatrains édifiants installés dans les angles nous explique le titre du jeu et son sens: "Cours du point de la vie au grand point de la mort, / Et suis si justement la ligne de la lice, / Qu’au bout qui pour toujours règle à chacun son sort, / Le tien te porte au trone et non pas au supplice". Est-ce que le "Jeu du divertissement des religieuses" était destiné à susciter des vocations chez les jeunes demoiselles de la noblesse, ou bien était-il effectivement offert à la récréation des religieuses comme le prétend l’auteur ? "Il est juste que les religieuses se divertissent, car la joie appartient à ceux qui ont le coeur droit, comme dit le prophète royal, mais il faut qu’elles se souviennent de ne se divertir qu’en Dieu et pour l’amour de Dieu, comme dit l’apotre. Voici un jeu que je leur présente, par le quel meme en se divertissant, elles pourront apprendre leur devoir..." La règle du jeu précise qu’on se servira d’un cochonnet, dé à 12 faces, au lieu de deux dés "qui doivent etre en horreur aux ames vertueuses". Ils doivent l’etre en effet à double titre puisque les traités de morale du XVIIIe siècle condamnent avec la plus grande sévérité les jeux d’argent (nombreux étant ceux qui se jouent à deux dés) et que nos vierges sages ne sauraient oublier que c’est aux dés que fut jouée la tunique du Christ. Tout aussi moral, mais réservé cette fois à ceux et à celles qui n’entre- ront pas en religion mais en mariage, est le "nouveau jeu de l’hymen", maintes fois réédité à partir de 1725, où un parcours anormalement allongé (90 stations au lieu de 63) est visuellement allégé par un grand nombre de cases blanches où s’alignent les péchés et les vertus du mariage. Quant au propos de ce jeu, il nous renseigne sur l’évolution des moeurs en la matière: si sous l’Ancien Régime le mariage est considéré d’abord comme une chose raisonnable où les sentiments doivent compter certes mais ne pas etre prépondérants, il semble que dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, le processus d’un mariage d’amour, se refusant à tenir compte des contingences matérielles et sociales, soit déjà bien entamé. L’auteur du "Nouveau jeu de l’hymen" écrit en effet avant d’en venir à la règle du jeu: "Il est assez ordinaire de voir traiter l’Amour d’un jeu ; souvent ne cherche-t-on à former des engagements que pour occuper un quart d’heure de loisir, et ce qui ne devrait se faire qu’après de sérieuses réflexions est presque toujours malheureusement l’effet du caprice ou les fruits du hasard. Ainsi, il semblerait que nous devrions vous présenter ce jeu sous le nom de l’amour, par le rapport qui est entre ce jeu et la bizarrerie de ce dieu ; mais non, nous le mettons sous celui de l’hymen pour faire sentir qu’il doit etre le but de nos inclinations, et que l’amour est toujours infructueux ou illégitime, sitot que l’on ne consulte que le plaisir des sens..." Par ailleurs, la destination sérieuse et morale de ces jeux de l’oie apparemment futiles est explicitement rappelée: "Je me flatte que cet amusement pourra etre aussi utile qu’agréable; la morale la plus austère n’est pas celle qui profite le plus, elle nous révolte et nous ennuie ; il faut badiner, et les réflexions qui naissent de l’enjouement font souvent plus de progrès que celles d’un esprit sombre et facheux qui n’ose se permettre de rire". Remarquons toutefois que nombreux sont les jeux qui échappent à tout didactisme ou moralisme, et, pour n’en rester qu’aux jeux de l’amour, le jeu du "Voyage de l’Isle de Cythère", édité en 1780, ne comporte aucune espèce d’intention morale. Si ce n’étaient les navires à trois mats et les fortifications à la Vauban, on en resterait à la seule mythologie paienne remise au gout du jour par la toile de Watteau. Au XVIIIe siècle, les jeux de galanterie prolifèrent, tel ce curieux jeu d’oie, les étrennes de la jeunesse, où deux parcours circulaires, l’un pour les dames, l’autre pour les cavaliers, ne se rencontrent qu’à une double case 32, point magique de tangence de deux creurs couronnés. De meme "Le jeu des bons enfants vivants sans soucy ni sans chagrin", de facture du reste assez grossière, est de pure récréation. Il nous laisse cependant entrevoir une lente diffusion du jeu de l’oie dans les milieux populaires au cours du XVIIIe siècle, avec ici l’allusion à la troupe des enfants sans sauci, présidés par le Prince des Sots, et n’oubliant évidemment pas le Cornard malheureux, qui jouait des pantalonnades au gout douteux devant le petit peuple des villes. De meme "Le nouveau jeu de la vie humaine" finement gravé et dont l’Angleterre donnera en 1790 une copie grossière, n’a pas d’intentions moralisatrices évidentes, meme s’il énumère défauts et qualités, donnant ainsi un aperçu du gout philosophique de la France des Lumières du tout début du règne de Louis XVI. C’est à Voltaire qui venait de mourir que fut probablement dédié ce jeu de 84 cases (une pour chaque année de sa vie): "L’homme immortel dont la carrière a duré 84 ans, a semblé digne par ses talens et son mérite de devenir le modèle de la fin d’une vie qui ne doit se terminer que par l’éternité". En revanche, l’intention moralisatrice de "L’Escole des Plaideurs" est très nette, ne serait-ce que par les aphorismes ornant les coins: "La chicane est une vermine qui les meilleurs maisons mine... Procès et femme qui vit mal, mène un homme à l’hospital". Ainsi après que le parcours nous ait laissé entrevoir la complexité effroyable de la procédure d’Ancien Régime, la case 63, loin d’etre une case d’apothéose, montre tout un peuple de plaideurs que l’on conduit vieux et ruinés à l’Hopital Général. Et l’auteur d’ajouter, désabusé: "Cependant, je prévois que plusieurs n’auront pas les reins assez forts pour aller jusque-là, et qu’ils se ruineront auparavant".

Pédagogie
Nous reviendrons dans la dernière partie de cet ouvrage sur la question des jeux de l’oie éducatifs et de leur place dans l’arsenal pédagogique qui a été élaboré aux XVIIe et XVIIIe siècles. Contentons-nous de rappeler qu’il y eu à cette époque, au XVIIIe siècle surtout, une véritable promotion des jeux éducatifs, d’images, d’astuces de toutes sortes propres à "apprivoiser l’enfant avant de lui faire la leçon". On a proposé aux écoliers sans cesse plus nombreux de la seconde moitié de l’Ancien Régime des dés où étaient imprimées les lettres, des cartes à jouer, etc. L’abbé Pluche offrait un jeu optique où les lettres apparaissaient dans la fente d’un écran, tandis qu’en 1770 le baron de Buis, dans la Méthode récréative pour apprendre à lire aux enfants sans qu'ils y pensent prévoyait que l’enfant au maillot recevrait systématiquement des jouets bleus appelés pour lui A, des jouets rouges, E, etc. En 1743 dans le Quadrille des enfants de l’abbé Berthauld, le jeu de l’écho offrait aux élèves 60 fiches individuelles représentant au dos un "bossu" (au verso le son "u"), ou le soleil (au verso le son "eil"), les lettres inutiles figurant en italiques. Le succès de la méthode fut tel, nous rappelle Jean Vial (Les Instituteurs, éd. J .-P. Delarge) à qui il nous empruntons ces exemples, qu’on entend aujourd’hui encore dans certains cours préparatoires, le "u" de bossu. Parmi toutes ces inventions pédagogiques du XVIIIe siècle, les jeux de l’oie, répétons-le, ont constitué un support de choix. Toutefois si instruire en s’amusant semblait devenu le mot d’ordre, nombreux sont les jeux qui nous apparaissent aujourd’hui plus didactiques que pédagogiques. Ainsi on reste quelque peu dubitatif sur l’efficacité réelle du jeu "Les épines changées en roses", malgré ce sous-titre engageant: "ou jeu nouvellement inventé pour apprendre à lire aux enfants en très peu de temps, et mis au jour par M.lle Duteil, qui s’en est servi avec succès avant de le donner au public". Certes tous ces animaux ou tous ces objets concrétisant tel ou tel phonème préfigurent déjà les abécédaires "modernes" de L’Ecole publique, laique et obligatoire, en attendant le discrédit récent (années 1960) et discutable de la méthode syllabique. Mais ces consonnes labiales, gutturales, sifflantes, palatales, mouillées, sans parler des diphtongues, nous font douter que ce jeu de l’oie, malgré sa somptueuse arrivée au palais de la lecture, ait enthousiasmé les enfants de l’époque. Bref, il n’est pas certain que par la seule grace du jeu de l’oie, les épines aient été changées en roses. Au tout début du XIXe sièc1e, le "Jeu d’Apolion ou nouvelle méthode pour apprendre, en jouant, les principes de la musique" parait lui aussi bien rébarbatif, malgré cet avis plein d’optimisme: "Cette méthode a le double avantage d’instruire en amusant et de rendre la démonstration des principes de la musique plus facile". Par ce moyen, ajoute l’auteur, on amènera les débutants à connaitre "sans répugnance les premiers éléments d’un art agréable".
 

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